L'écologisation des pratiques


L'écologisation des productions agricoles induit des changements de pratiques d'ordre technique. Mais pour que l'écologisation des pratiques ne reste pas superficielle, nous devons aussi questionner les rapports individuels et collectifs au vivant qui sous-tendent les pratiques.

En effet, la nature n’existe pas de manière isolée, elle est une construction sociale sur la base de nos représentations, qui influencent elles-mêmes les pratiques sur le vivant. Comme le déclare l'anthropologue P. Descola (1986), « [i]l ne s'agit pas de séparer les modalités d'usages du milieu avec leurs formes de représentation ». Selon la psychosociologue Denise Jodelet (1994), les représentations sont « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social ». Elles donnent du sens au monde dans lequel vivent les acteurs. Elles leur permettent de poser, par exemple, ce que sont la nature, le rôle de l'agriculteur dans le système de production, un « bon » travail, une production réussie, etc.

Si bien que le changement de posture envers la nature représente un remaniement d'ampleur, car cela touche les constructions intimes des individus dans l'idée qu'ils se font, à la fois, de l'environnement et de leur intervention sur cet environnement. Parce qu'elle demande une prise de distance d'avec des représentations du vivant et de son usage issues d'une culture techniciste sur un monde réifié, l'écologisation des pratiques ne peut devenir totalement efficiente sans prendre en compte les critères culturels, les construits psycho-sociaux, les systèmes de valeurs individuels et collectifs des acteurs sur le vivant. Passer d'une situation où les agriculteurs doivent « faire », à une situation où ils « font avec la nature » demande certes des connaissances techniques, mais exige également d'accepter de manière intime la nature comme portant une valence positive et non plus comme une contrainte à contenir ou même éradiquer. Cela est d'autant plus nécessaire face à un remaniement d'ampleur, si l'on souhaite passer d'une relation distanciée et techniciste sur une nature-objet au profit d'une « ontologie de la confiance et de la relation» (Galvani, 2005). Au-delà des solutions d'ordre technique, il est urgent de remonter aux causes de ces comportements : le regard que nous portons sur le vivant.

Un contexte plus large : les rapports à la nature en question

Les enjeux en agriculture rejoignent rejoignent les questionnements actuels sociétaux. Le regard occidental moderne sur le monde, et plus particulièrement sur la nature, a aboutit à une séparation entre l'homme et la nature dans l'Occident moderne. Cette séparation a permis la réduction de la nature à un objet, au sens propre du terme, analysable par un regard scientifique et mise à son service. La paroxysme a été atteint avec le cartésianisme où l'animal était réduit à être une machine, lui niant ainsi la possibilité de souffrir ou d'avoir une quelconque émotion. Le système de pensée occidental permet de porter un regard distancié et utilitariste sur l'environnement. La nature est étudiée, évaluée, comptabilisée, transformée selon nos besoins. Or ce système nous amène à une impasse mortifère : réchauffement climatique, sixième crise d’extinction massive, épuisement des ressources naturelles, etc.

Cette vision dualiste du monde vacille aujourd'hui. Les travaux de recherche se multiplient pour repenser des frontières désuètes. Toutes les disciplines sont concernées, de la génétique au droit, en passant par la philosophie ou l'intelligence artificielle. L'anthropologie analyse, selon divers courants, l'éclatement des frontières entre homme et nature. Le philosophe Pierre Charbonnier explore les paradoxes portés par les théories occidentales qui mobilisent une séparation conceptuelle entre nature et culture mais qui montrent, simultanément, la constitution de la société par ses rapports à la nature. Le sociologue Bruno Latour donne les objets hybrides en exemple pour pointer l'artificialité d'une séparation entre nature et culture. L'éthologie et la philosophie nous montrent de plus en plus fréquemment que les frontières entre homme et animal sont floues. Enfin, au-delà des enjeux de « frontières » entre nature et culture, les crises environnementales créent des failles dans la conviction indéfectible en la viabilité de notre conception techno-positiviste du monde, basée sur la croyance que l’homme doit maîtriser et gérer la nature.

Les relations homme-nature dans l'enseignement agricole

En tant que formation sur le vivant, il semble incontournable d'inclure une réflexion sur les relations que les futurs professionnels entretiennent avec le vivant. La question se pose alors des moyens pour faire évoluer le regard. Il s'agit de redécouvrir les éléments de nature avec un regard libéré de l'influence qui nous a conduit à l'impasse actuelle, un regard neuf, pour sortir des schèmes de pensée porteurs de pratiques habituelles, de se dégager des représentations qui encadrent une production qui montre ses limites d'un point de vue environnemental. Il est nécessaire de redéfinir radicalement les rapports avec les éléments de nature, devenus partenaires du système de production, de façon à reconnaître en eux une altérité à respecter. Que ce soit envers l'animal comme le végétal, les relations que les agriculteurs vont avoir avec ces éléments de nature doivent être explorées. Il s'agit de « s'interroger sur la manière dont l'acte humain s'insère dans le monde, prend en considération les êtres et les choses dans lesquels s'inscrit ce geste. » (Méda, 2017).

De la même façon que l'écologisation des pratiques amène à apprendre à apprendre et non pas apprendre un savoir formaté, il faut apprendre aux futurs agriculteurs à avoir un regard réflexif sur les raisons de leurs pratiques, sur leurs motivations profondes à leurs choix quotidiens envers le vivant. Cela passe par une capacité à porter un regard réflexif sur leurs propres relations au vivant, à comprendre les ressorts de leurs pratiques. Cela passe également par le fait d'acquérir une culture sur les différents rapports au monde afin de revisiter les leurs.

La journée du 21 novembre permettra, en faisant un bilan des questionnements sur nos relations à la nature, d'explorer des voies pour imaginer de nouveaux rapports au vivant.


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